SoftBank: la baleine et les licornes (L’Opinion 04/10/2021)
Le géant nippon, grand financeur des « licornes », pourrait être bientôt à l’origine de leur chute
Dans le bestiaire de la finance, on connaissait le taureau (bull) et l’ours (bear), respectivement symbolique d’un marché haussier et baissier. Plus récemment sont apparues les licornes, jeunes pousses qui, quelques années après leur création, valent déjà plus d’un milliard de dollars. SoftBank est de l’espèce des « baleines », mystérieux acteurs qui suscitent des remous à la mesure de leur poids colossal.
La « baleine » est ainsi nommée parce qu’elle est capable de prendre des paris tellement gigantesques qu’ils déterminent l’orientation des marchés. Parmi les baleines célèbres, on peut citer Nick Lesson, responsable de la Barings à Singapour, qui a pris en 1994 des positions continuellement haussières sur l’indice Nikkei, l’empêchant de baisser. Il s’agissait pour lui de masquer des pertes initiales. La pression à la baisse liée au tremblement de terre de Kobe a fait s’effondrer son château de cartes et a provoqué la faillite de Barings.
Plus récemment, en 2012, sur le marché des produits structurés de crédit, un intervenant mystérieux surnommé « la baleine de Londres » prenait toujours la même position sur des volumes considérables, notamment face à des hedge funds. Il s’agissait d’une équipe de la prestigieuse banque JP Morgan, reportant directement au PDG Jamie Dimon. Celui-ci avait qualifié les rumeurs sur ces positions de « tempête dans un verre d’eau », avant de devoir reconnaître une perte de cinq milliards de dollars et de sauver « miraculeusement » sa tête.
SoftBank, la baleine des licornes ?
Créé en 1981 par Masayoshi Son, SoftBank fut d’abord un fournisseur de logiciels puis un opérateur télécoms. Son histoire a pris une autre tournure en 2000 quand Masayoshi Son eut l’idée d’investir 20 millions de dollars pour prendre 20 % de ce qui allait devenir le géant chinois de l’e-commerce Alibaba — qui vaut aujourd’hui 144 milliards de dollars !
Ce talent pour dénicher des entreprises prometteuses est devenu le fonds de commerce de SoftBank, qui a créé pour cela des véhicules à la force de frappe considérable. Les Vision Funds 1 et 2 ont levé respectivement, en 2017 et 2020, cent puis trente milliards de dollars. Sur le deuxième trimestre 2021, ils ont investi dans 47 nouvelles start-up, pour un montant de 14 milliards. SoftBank est ainsi de très loin le premier investisseur dans les très importantes levées de fonds des sociétés technologiques. Or, leur valorisation n’est pas un exercice facile surtout quand celle-ci commence à atteindre des niveaux de plusieurs centaines de millions de dollars avec souvent une rentabilité encore inexistante.
« SoftBank, grâce à sa puissance financière, dicte ce que doivent valoir ces start-up à différents stades de leur développement, avec une philosophie simple : la hausse doit être “exponentielle” »
SoftBank, grâce à sa puissance financière, dicte ce que doivent valoir ces start-up à différents stades de leur développement, avec une philosophie simple : la hausse doit être « exponentielle ». Le marché, c’est SoftBank qui le fait : les autres acteurs ne peuvent que suivre. A titre d’exemple, la néobanque Revolut, où SoftBank a investi en juillet dernier sur une valorisation de 32 milliards de dollars, ne valait que cinq milliards quinze mois plus tôt lors de la précédente levée. Or, le business model de Revolut en termes de rentabilité n’est pas encore prouvé. La Société générale rêverait d’une fraction de ces multiples de valorisation pour sa filiale Boursorama, première néobanque en France avec deux millions de clients.
La French tech a ainsi profité récemment de la générosité de SoftBank avec Sorare (cartes « virtuelles » de joueurs de football à collectionner) qui vient de lever 680 millions de dollars après juste trois ans d’existence, pour une valorisation de 4,3 milliards de dollars et ContentSquare, qui a levé en août 500 millions de dollars pour une valorisation de 2,3 milliards de dollars.
Là où le jeu peut devenir dangereux, c’est que les VisionFunds revalorisent sur ces « comparables » toutes leurs participations, avec des gains très importants, qui restent virtuels tant que ces sociétés ne sont pas cotées, ce qui peut réserver des surprises.
L’exemple le plus frappant parmi les investissements de SoftBank est bien sûr WeWork, qui avait une valorisation théorique en 2019 de 47 milliards de dollars juste avant son entrée en Bourse, pour se révéler après une due diligence des analystes financiers en quasi-faillite. Citons encore Uber, dont la valorisation théorique avant introduction sur le marché en mai 2019 atteignait 76 milliards de dollars, mais que ce dernier a ramené à 49 milliards quelques mois plus tard. Plus récemment, Didi (le Uber Chinois) a perdu la moitié de sa valeur quand le gouvernement chinois lui a imposé un certain nombre de restrictions sur l’utilisation de ses données…
« Le jour où le marché mettra en doute ces modèles de valorisation et où les banques prêteuses découvriront que le levier vis-à-vis de la galaxie SoftBank est beaucoup plus élevé, le château de cartes risque de s’écrouler »
Les participations de la baleine peuvent même connaître des problèmes avant leur introduction en Bourse. Greensill capital, qui devait révolutionner un métier vieux comme le monde — l’affacturage inversé —, a fait faillite avec des pertes considérables pour le Vision Fund, mais aussi pour la clientèle de Crédit Suisse qui avait investi dans des produits financiers liés à Greensill. Cette affaire a révélé une vraie faiblesse de SoftBank : sa gouvernance, minée notamment par des conflits d’intérêts.
Les manquements sont nombreux : Greensill, dont Softbank était actionnaire, prêtait à des sociétés en difficultés de la galaxie SoftBank. Un montage d’une extrême complexité avait été mis en place avec Wirecard, la fintech allemande placée en faillite avec la découverte de fraudes comptables ; la possibilité pour l’équipe dirigeante de SoftBank d’investir dans des participations du VisionFund en amont de celui-ci et de bénéficier d’une structure de rémunération vis-à-vis des Vision Funds pour le moins opaque. La responsable de la conformité embauchée pour remettre de l’ordre n’est restée qu’un an et les fonctions conformité et légales ont depuis été fusionnées, source potentielle là encore de conflits. Sans doute en raison de ces problèmes, SoftBank n’a pas trouvé de partenaires externes pour investir le Vision Fund 2.
La baleine risque-t-elle d’échouer ?
Tout le modèle de SoftBank et du Vision Fund se fonde sur l’entrée en Bourse de licornes à des niveaux encore plus stratosphériques que ceux des levées précédentes. Cela suppose que la frénésie qui existe aujourd’hui ne sera pas remise en cause par les politiques de liquidité des banques centrales ou par des interrogations à la WeWork sur la rentabilité et véritable valorisation de ces licornes. Les conséquences d’un changement de prisme seraient les suivantes : des pertes pour les investisseurs des fonds de venture capital qui ont investi sur de tels niveaux, mais également pour des banques qui ont prêté massivement à SoftBank et ce à différents niveaux de la structure : le Vision Fund, SoftBank, sans oublier l’équipe de management dont bien sûr Masayoshi Son.
L’aura de Masayoshi auprès des investisseurs grand public japonais lui a permis à ce stade de se refinancer dans des conditions très intéressantes. Mais le jour où le marché mettra en doute ces modèles de valorisation et où les banques prêteuses découvriront que le levier vis-à-vis de la galaxie SoftBank est beaucoup plus élevé, le château de cartes risque de s’écrouler. Espérons que si la baleine échoue sur une plage, elle n’en entraînera pas d’autres, et que les conséquences pour les banques prêteuses, les petits porteurs actionnaires et obligataires, l’industrie du capital-risque et au final les start-up elles-mêmes seront limitées…