Qui gagnera les Oscars de la bulle? (L’Opinion 27/04/2021)
Alors que l’industrie cinématographique vient de décerner les Oscars, le monde de la finance s’interroge sur les futurs lauréats des Bubblers 2021, récompense pour ceux qui ont le plus contribué à la formation de bulles spéculatives
Imaginons qu’existe, à l’instar des Oscars pour l’industrie cinématographique, un trophée – le Bubbler – que décernerait périodiquement le monde de la finance aux meilleurs contributeurs des « bulles » spéculatives.
Les grandes figures d’un tel palmarès auraient pu être en 2008 Dick Fuld, patron de Lehman Brothers, dont la faillite fut un des catalyseurs de la crise dite « des subprimes » ; ou bien, lors de l’éclatement de la bulle internet de 2001, Frank Quattrone, qui dirigeait l’équipe de recherche du secteur technologique de Credit Suisse First Boston, à qui a été notamment reprochée une recherche biaisée en faveur des sociétés du secteur qui étaient ses clients ; ou encore, en 1998 suite à la crise Russe, John Meriwether, le fondateur du hedge fund LTCM, dont la faillite a nécessité un sauvetage coordonné par la FED pour éviter une crise bancaire systémique.
La bulle de 2021 n’a certes pas encore éclaté, mais les signaux annonciateurs d’un krach qui risque de ruiner nombre d’investisseurs individuels sont si nombreux qu’on peut déjà citer quelques futurs nominés.
Bubbler d’Or : Elon Musk
Si les qualités d’entrepreneur et de visionnaire d’Elon Musk, qui lui valent son statut de gourou, ne sauraient être remises en cause, il est dommage qu’il pousse ses fans vers des investissements qui vont faire les frais d’un prochain éclatement. Dans sa revanche contre les vendeurs à découvert, il a poussé ses groupies à continuer à acheter les fameuses « Meme Stocks », comme Gamestop et AMC, à des niveaux de valorisation absolument insensés.
Au-delà des actions, Musk a mis en valeur dans ses tweets le dogecoin. Cette crypto, qui à l’origine n’était qu’une blague, a vu son cours passer en moins d’une semaine de 7 à 40 cents, pour une capitalisation de plus de 70 milliards de dollars… Il est vrai qu’Elon est un fan des cryptos : après en avoir fait acheter pour 1,5 milliard de dollars par Tesla, il a annoncé qu’il était dorénavant possible de payer un véhicule en bitcoin (avec toutefois un cours officiel restant en dollar mais converti en bitcoin…). Il n’est absolument pas gêné par la contradiction entre le concept de voiture propre qui a fait sa fortune et le bitcoin dont le minage provoque un gaspillage énergétique considérable. Tesla, Bitcoin, Dogecoin, Meme Stock, Elon mérite sans conteste ce Bubbler d’or.
Bubbler du scenario le moins réaliste : Cathy Wood
D’autres gourous sont apparus, la plus célèbre étant Cathy Wood, fondatrice de la société d’asset management ARK Invest. Son produit phare est le ARK innovation ; il s’agit d’un ETF à gestion active, c’est-à-dire qu’il est coté en Bourse comme un ETF classique mais que sa valeur ne dépend pas d’un indice mais du choix de valeur par le gérant. Le thème de gestion du fond repose sur « l’innovation disruptive », ce qui dans la pratique recouvre des sociétés à la valorisation aussi stratosphérique que leur « potentiel disruptif ».
Avec l’attrait pour ce type de valeur, la performance du fonds a été excellente en 2020 (152 %), entraînant des achats massifs d’investisseurs individuels ; les actifs sont ainsi passés de 3,6 à 60 milliards de dollars en un an. Pour investir ces souscriptions, le gérant a dû prendre des positions de plus en plus importantes, non seulement sur des valeurs comme Tesla mais aussi sur des titres beaucoup moins liquides, allant jusqu’à posséder plus de 10 % de leur flottant.
Face aux doutes quant à l’incapacité du fond à gérer une décollecte, ARK a présenté sa stratégie lors d’une conférence téléphonique organisée en mars, dont le contenu a été repris avec ironie par la presse financière, tant les principes évoqués étaient en totale contradiction avec les b.a.-ba du risk management et de la réalité des marchés en période de crise. Il est vrai que ce n’est pas leur coup d’essai puisqu’ils avaient publié une étude sur Tesla la valorisant à 3 000 dollars, avec des hypothèses complètement incohérentes les unes par rapport aux autres (à titre d’exemple, un business d’assurance exponentiel sans coût de capital associé…) qui aurait valu la fin de sa période d’essai à un analyste junior.
Bubbler de la meilleure reconversion : les « sponsors stars » de Spacs
Les fameux Spacs ont connu un volume d’émission stratosphérique (plus de 220 milliards de dollars à ce jour). Pour mémoire, les Spacs promettent à leurs investisseurs d’acquérir à travers une coquille vide cotée une cible « exceptionnelle ». Les sponsors de ces Spacs s’adjugeant jusqu’à 20 % de la structure. Les hedge funds qui souscrivent à l’origine du Spac bénéficient d’une sortie sans perte si la cible ne leur convient pas. Les investisseurs individuels quant à eux, galvanisés par des « sponsors célèbres » en pleine reconversion tels que Shaquille O’Neal, Serena Williams ou Richard Branson, ont investi massivement en secondaire à des prix pouvant être très supérieurs au nominal… Or, de plus en plus de Spacs n’arrivent pas à trouver des cibles qui satisfont leurs actionnaires, ce qui n’est pas un problème pour les hedge funds remboursés à leur prix initial, mais davantage pour nos investisseurs individuels qui voient la disparition de la surcote. A titre d’illustration l’indice Spac a perdu 22 % depuis février…
Oscar du remake : Lex Greensill
Des placements qui rapportent de façon sûre et certaine beaucoup plus que le taux sans risque, cela rappelle l’escroquerie de Bernard Madoff. La possibilité du succès d’un tel remake paraissait bien improbable, même si David Cameron, ex-premier ministre britannique, faisait partie de l’équipe. Greensill avait monté un empire fondé sur un business vieux comme le monde : l’affacturage. La faillite de Greensill Capital et les pertes que vont subir les porteurs des fonds de Crédit Suisse investis dans ces instruments ainsi que les collectivités allemandes qui avaient déposé leur liquidité dans la banque appartenant au groupe rappellent qu’aujourd’hui encore des institutionnels peuvent croire à des placements « sûrs » rapportant 2 % quand les taux sont aujourd’hui négatifs. Bernard Madoff doit sourire dans sa tombe.
Prix Spécial : Le Levier
La faillite du family office Archegos est pleine d’enseignements quant au rôle du levier dans les marchés d’aujourd’hui. A travers leurs activités de Prime Services, de grandes banques ont prêté à ce client des montants importants sans savoir qu’il utilisait ces montants pour investir sur les mêmes actions. Quand l’une de celle – ci (Viacom) a chuté suite à une augmentation de capital surprise, il n’a pas pu payer ses appels de marge et les banques ont dû liquider ses positions avec pour certaines des pertes de plusieurs milliards d’euros et des chutes sur ces titres de 50 %… Les banques et les régulateurs, après s’être rendu compte qu’il existait des défaillances dans l’encadrement de ces activités, vont mettre en place de nouvelles contraintes réduisant ainsi les effets de levier. Or celui-ci a sans doute été un des facteurs de la hausse exponentielle de certaines valeurs (Viacom avait pris 150 % depuis le début de l’année avant sa chute) et sa réduction brutale pourrait être un facteur violent de correction.
La date de la cérémonie
Reste à savoir quand aura lieu l’éclatement de cette bulle, prélude à la cérémonie de remise de ces récompenses. Le déclencheur pourra prendre de multiples formes : crise géopolitique, restriction de l’usage du Bitcoin aux Etats-Unis, ou simplement fin de l’aveuglement à propos de Tesla…
D’ici là, au vu des excès qui s’aggravent de mois en mois, la course reste ouverte pour de nouveaux prétendants aux Bubblers 2021 !
Denis Alexandre a été responsable du département risque de marché d’une grande banque française. Fondateur de DAAdvisor, enseigne la finance et conseille des fintech (Opensee, Sismo)